Étude sur les gestuelles quotidiennes
Les entraînements involontaires et le carnet des ruses.
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En 2002 et 2003, avec Xavier Figuerola, et avec la complicité d’un grand nombre de proches, nous avons entamé un travail de recensement de gestes quotidiens, d’astuces, de tics, de postures, d’habitudes, tous individuels et microscopiques. La reprise de ce projet plus de 10 ans après vise à ouvrir ce chantier incomplet à l’intervention collective.
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Édité avec la collaboration de Olivia design / septembre 2004
avec la participation de Marc-Vincent Howlett, Catherine Geel, Boris Charmatz, Séverine Erhel, Olivia Deslandes, Maud
Boyer et le Clubdescinq (Maud le Pladec, Mickaël Philippeau, Virginie Thomas, Typhaine Heissat, Maeva Cunci) pour la performance faire avec le clubdesCinq qui accompagne la parution des livres.
typographie : oral
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dropbox.com/s/z6emxva6hjryx77/les%20entrainements.pdf?dl=0
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les entrainement involontaires & autres exercices furtifs une compilation, un répertoire de tous ces faits, de tous ces gestes observés, racontés et pratiqués en buvant un pot, en faisant des courses, en rentrant chez soi, en prenant son petit déjeuner, en déjeunant, en fumant, en téléphonant, en se douchant, en se couchant, en voyageant, en se reposant, en ouvrant le courrier, en prenant le métro, en réfléchissant, en travaillant, en jouant au ping-pong, en lisant, en se brossant les dents, en s’ennuyant, en compagnie, en rangeant... et avec une cigarette, un stylo, un crayon, une chaise, une table, une bouteille, une porte, un fil, un cable, un trousseau de clé, un sac plastique, une brosse à dent, une tartine, un rouleau de scotch, une chaussette, un quartier d’orange, un parquet, une balle de ping-pong, un ordinateur, des miettes de pain, un livre, un dictionnaire, un t-shirt, un micro-ondes, un cure-dent, une feuille de papier, une télévision, un verre, un mouchoir, une manche , un savon…
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LE CARNET DE RUSE
- Une amie a une habitude assez amusante : elle donne un nom à tous ses objets. Il y a : Marcel-le four, Annabelles-les plantes, Anita-le chien en porcelaine, Choupinette-la chaîne hi-fi, Aziz-la babouche, Crout-le vélo, Monsieur le Comte-l’aspirateur, Barbara-la cheminée, Anatole-le frigo, Abigaelle-l’ordinateur, Marie-France-la brosse à cheveux. Alors j’ai décidé de commencer à faire de même. Ainsi, mon vélo s’appelle Schboing pour conjurer le mauvais sort, l’escargot s’appelle Hector et le cactus Katie, et ça continue. Plus récemment sont apparus Zaza-ma nouvelle plante, RRR-le coussin, Abar-le porte manteau et les Luces-trois serviettes de bain. Cette petite manie se révèle des plus agréable. En effet, quand il s’agit de passer l’aspirateur, la corvée se transforme rapidement en une très sympathique sortie du placard de Monsieur le Comte.
- Sur les étagères de J., il y a beaucoup de choses. Ces choses sont pour la plupart des livres. Ces livres, ils sont rangés. Ils sont d’ailleurs plus que rangés, ils sont classés. Par son classement, il peut retrouver le livre qu’il veut. Les livres sont classés par ordre alphabétique ou par collection. La collection fait plus que classer, elle regroupe, par couleur, taille, épaisseur, typographie. En regardant cette bibliothèque, je me suis souvent demandé ce que ça changerait de les classer uniquement par couleur, oubliant tout le reste ; ou bien par taille.
- Après les multiples chutes d’une boîte de punaises, j’ai décidé de les laisser à terre. Ici, elles ne tomberaient pas plus bas. Cependant, pour éviter tout incident malencontreux, je les ai toutes plantées dans la moquette. Depuis, quand j’en ai besoin, je les cueille sur le sol.
- Sur les étagères de J., il y a beaucoup de choses. Ces choses sont pour la plupart des livres. Ces livres, ils sont rangés. Ils sont d’ailleurs plus que rangés, ils sont classés. Par son classement, il peut retrouver le livre qu’il veut. Les livres sont classés par ordre alphabétique ou par collection. La collection fait plus que classer, elle regroupe, par couleur, taille, épaisseur, typographie. En regardant cette bibliothèque, je me suis souvent demandé ce que ça changerait de les classer uniquement par couleur, oubliant tout le reste ; ou bien par taille.
- Après les multiples chutes d’une boîte de punaises, j’ai décidé de les laisser à terre. Ici, elles ne tomberaient pas plus bas. Cependant, pour éviter tout incident malencontreux, je les ai toutes plantées dans la moquette. Depuis, quand j’en ai besoin, je les cueille sur le sol.
- J’étais aux toilettes chez un ami en pleine défécation solitaire. Au son désagréable que fait un corps lorsqu’il chute dans un liquide d’une certaine hauteur, mon ami sans doute s’étonne et me hèle : " Mais tu ne mets donc jamais quelques feuilles de papier toilette au fond de la cuvette pour éviter tous ces éclaboussements ?! " Alors à ce moment précis, j’ai senti combien ce geste avait toujours été naturel chez lui, à tel point qu’il ne se rendait pas compte comme il allait changer mes habitudes.
- Dans le métro, des seaux rectangulaires dispersés sur le quai récupèrent les eaux sales des plafonds en fuite, écartant les passants des écoeurantes cascades.
- Le monde entier était au courant, V. mangeait du chocolat en cachette. Quelqu’un, voulant lui éviter tout le mal qu’il se donnait à camoufler ses crimes, le lui a un jour a révélé : le monde entier était au courant. V. lui aurait, paraît-il, donné des raisons : " Le carré de chocolat doit être pris à la dérobée ! Il doit conserver son interdit pour que mon plaisir reste solitaire. Il doit toujours rester du domaine de l’exception, un malgré. Malgré le cholestérol, malgré la maxime kantienne, malgré la prohibition, malgré la permission. Je ne profite de mon carré de chocolat qu’après la traversée d’obstacles ; obstacles qui se doivent d’être multipliés. "
- Quand il fait bien chaud et que, en fin de journée, ma peau commence à devenir bien moite, il me plaît alors particulièrement de me coller sur le buste tout un tas d’objets, d’un stylo jusqu’à une bouteille d’eau, de garder un briquet à disposition, sur ma poitrine.
- 10h10, le train part dans 5 minutes, M. avance sur le quai, M. cherche un wagon pas trop chargé. M. monte dans cette voiture, vise cette place près de la fenêtre, dans le sens de la marche, y dépose mon gros sac à dos rouge et redescends fumer une cigarette avant le départ, en récompense à sa trouvaille. Par ce geste, M. a pris sa place, personne ne va venir la voler, même si M. part à la chasse. Mais M. surveille tout de même du coin de l’oeil. Si M. avais eu une réservation, cela se serait passé exactement de la même manière, engagement de la SNCF en plus. Au départ, comme tout le monde, M. dépose un objet, n’importe quoi, un manteau, un livre ; mieux encore si imposant ; pour dire que M. est là et que M. va y être jusqu’à son arrivée. C’est son épouvantail.
- Des aimants de haut-parleurs sur une porte blindée maintiennent sur sa porte deux trousseaux de clé, cinq boulons, un anneau, un menu du Libanais d’à côté, une facture EDF, un carnet de timbres vide, une pince à vélo, quatre vis, deux tickets de réduction, un répertoire accordéon à aimant, une pompe à vélo, un bout de fil de fer, un chausse-pied, une carte de visite, une pince noire, deux portes clé.
- C’est une amie Italienne ; je ne sais pas depuis quand elle vit en France. Toujours est-il qu’elle a conservé un accent magnifique. En plus de ce dernier, elle a gardé plusieurs atouts : comme la naiveté de certaines tournures de phrases dont seuls les étrangers ont le secret ; comme la gestuelle et l’intonation des phrases qui l’accompagne et qui révèle n’importe quel fait banal sous un jour totalement nouveau. Mais je ne parlerais pas de ses atouts s’ils ne lui étaient pas totalement inutiles : en fait elle réussit à charmer n’importe qui, à dire tout de manière à bénéficier immédiatement de notre indulgence et de notre approbation ; de sorte qu’elle fait de ses atouts un vrai outil stratégique pour apprivoiser les autres.
- Dans la salle de bain de C., il y a la machine à laver. Cependant, l’organisation de cette salle de bain ne permet pas au couvercle de rester ouvert. L’astuce est alors de prendre en compte le porte-serviette qui se situe juste au dessus pour y accrocher un porte manteau qui lui même bloque le couvercle de la machine.
- Elle est dans la pièce d’à côté. Elle lit depuis une bonne heure puis elle se met à me parler. J’allume une clope, elle ne dit plus rien, je l’entends souffler, elle ne répond plus quand je lui parle, elle toussote bruyamment. J’ai appris à la connaître, et malgré nous se sont tissés un tas d’accords tacites, de rituels implicites que nous décodons pourtant parfaitement. Et là, précisément, les signes qu’elle m’a adressés ne trompent pas ; je n’ai pas le choix, et je mets en oeuvre un tas de gestes plus ou moins retors, tenant pour certains de l’acrobatie et du bricolage pour ne pas la gêner. Le processus est enclenché, la fenêtre s’ouvre, mon buste au-dessus de la rambarde, le bras se tend pour éloigner la clope et le moindre nuage de fumée qui se dirige vers l’intérieur se fait souffler. Je tire à grands poumons pour la finir plus vite, je me brûle les doigts, je fais danser la cigarette pour contrôler la chute des cendres et je la jette en toussant toute la fumée d’un coup. C’est alors, seulement que la fenêtre se ferme. Je sais qu’elle attend patiemment. Je sais aussi qu’elle va reprendre la discussion d’ici une minute.
- L’achat d’un ordinateur, et autres appareils de bureautique, s’accompagne toujours du stockage des emballages. Pour le cas d’un éventuel retour au fabricant. Ces emballages extrêmement encombrants comprennent le carton mais aussi et surtout des paires de blocs de polystyrène des plus intéressants. En effet, ces blocs adoptent des formes les plus diverses dans le but d’un encastrement parfait avec le dit objet devant être protégé. Les voir entassés dans la cave, si inutiles, m’a fait prendre conscience de leurs qualités de lieux de rangement plausibles. Il se sont donc retrouvés dans le salon, dans la chambre, au mur comme sur une table, servant d’étagère à recoins et étages multiples ou de pot de fleur moyennant quelques poignées de terre, c’est selon.
- Dans ma chambre il n’y a qu’une chaise. Quand trop de gens y viennent et qu’il n’y a plus de place sur mon lit, il y en a toujours un qui se retrouve assis sur ma poubelle.
- N. se coince souvent entre le mur et son matelas quand il s’endort. Il a alors toute une moitié de son corps qui est bien calée.
- Comme les parents de X. ne payaient pas la redevance télé, ils avaient trouvé une stratégie pour ne pas se faire pincer : ils avaient caché la télévision dans la cave. Mais bientôt ils l’ont regrettée, au point de descendre la chercher lorsqu’il y avait de bonnes émissions. Ils devaient alors souvent faire l’aller-retour entre la cave et l’appartement. Toutes les trois semaines environ ils la descendaient pendant une durée équivalente. Ceci a duré quatre ans environ.
- M., qui habite en Italie, ne vient jamais nous voir à cause de son âge. Nous nous appelons régulièrement, mais les communications restent assez chères. Sa fille, qui vit avec elle, réduit donc les communications au strict minimum ; les dialogues sont expédiés, voire étranglés. Mais M. n’est pas de cet avis ; elle prend un réel plaisir à nous parler, converser, rigoler. C’est pourquoi, elle appelle parfois en cachette, à l’insu de sa fille. Elle attend alors que celle-ci parte travailler pour nous appeler, mais cette fois elle prend son temps. Je pense que sa fille le sait ; mais elle ne nous a jamais rien dit.
- E. aime croquer au fur et à mesure les coins de son biscuit qui se multiplient.
- B., un ami qui est dans le commerce, ménage toujours ses effets ; il a appris à tenir son public. Invité chez lui, j’ai pu apprécier une de ses dernières trouvailles. Il nous avait installé dans chaises et canapé et marchait de-ci de-là de la cuisine au salon. Le soir tombait et la lumière à l’intérieur aussi. B. s’est alors arrêté, a commencé à titiller du pied une zone légèrement bombée du tapis. Et la lumière est apparue. Le filou avait placé le fil et l’interrupteur de la lampe halogène sous le tapis, lampe dessus.
- M. planquait ses magazines érotiques en plein milieu de sa bibliothèque ; le meilleur moyen de dissimuler n’est-il pas de ne rien occulter ?
- Par un désir très contemporain de gain de place, voilà que je me retrouve à accrocher consciencieusement mon rasoir par la lame sur la bordure d’une étagère. Le gain de place devient ici fantasque et inutile mais je persiste à penser que la performance vaut la peine d’être notée.
- Balayer est une corvée fabuleuse. Malheureusement ce ne sont pas toujours les autres qui le font. Quand c’était à mon tour de le faire, je mettais en oeuvre une astuce qui ne m’a d’ailleurs pas couvert longtemps. J’avais 11 ans, et j’avais repéré tous les coins de ma chambre où je pouvais glisser de la poussière en dessous : tout d’abord il y avait le lit qui représentait une surface incroyable de stockage pour les rebuts de toutes tailles ; il y avait ensuite le placard, mais celui-ci était beaucoup trop près de la fenêtre alors quand quelqu’un l’ouvrait mon délit était aussitôt mis à jour. Mon endroit préféré était le tapis, parce qu’en dessous tout se tassait au rythme de nos pas ; la ruse était d’autant plus amusante que nous passions tous les jours dessus.
- Je me brosse souvent les dents sous la douche. Dans ma douche, il y a une sorte d’étagère constituée de deux tiges de bois horizontales. Ces tiges de bois servent de support à tous mes produits utiles en ce lieu précis, donc y compris mon tube de dentifrice. Mon tube de dentifrice est en métal. Je prends toujours la même marque, notamment parce qu’ils font des tubes en métal. Quand une quantité suffisante de pâte a été utilisée, je peux replier le métal pour que le tube de dentifrice prenne moins de place. Cependant, dans ma douche, cela ne m’intéresse pas que le tube de dentifrice rétrécisse. Pour le faire tenir sur la sorte de petite étagère, je préfère utiliser la partie pliable du tube de dentifrice pour l’entourer autour de l’une des tiges en bois. Le tube de dentifrice se retrouve alors pendant. Au cours de sa consommation, le tube de dentifrice ne cesse de changer de forme. Mon tube de dentifrice est donc une petite sculpture en évolution. B., un ami qui est dans le commerce, ménage toujours ses effets ; il a appris à tenir son public. Invité chez lui, j’ai pu apprécier une de ses dernières trouvailles. Il nous avait installé dans chaises et canapé et marchait de-ci de-là de la cuisine au salon. Le soir tombait et la lumière à l’intérieur aussi. B. s’est alors arrêté, a commencé à titiller du pied une zone légèrement bombée du tapis. Et la lumière est apparue. Le filou avait placé le fil et l’interrupteur de la lampe halogène sous le tapis, lampe dessus. Par un désir très contemporain de gain de place, voilà que je me retrouve à accrocher consciencieusement mon rasoir par la lame sur la bordure d’une étagère. Le gain de place devient ici fantasque et inutile mais je persiste à penser que la performance vaut la peine d’être notée.
- La règle en plastique blanche de 18 cm était assez large, sans dessin de l’autre côté. Elle était lisse et rentrait dans la trousse. La trousse quant à elle avait une large ouverture, profonde. Un idéal de trousse pour tricher ; une trousse ronde, permettant de l’incliner à volonté. Il fallait placer la règle dans la trousse après y avoir préalablement inscrit toutes les informations au crayon de papier ou au bic et de manière distincte. En cas de danger, un coup dans la trousse et la règle disparaissait, un coup de doigt et le tout s’effaçait.
- Derrière la porte, B. met les affiches qu’il n’aime pas trop mais qu’il garde pour faire plaisir aux potes.
- Sur le quai, dans le métro, je regarde le sol. Je regarde le sol blanc tout au bord du quai, et je repère les zones les plus sales. Plus elles sont éloignées, plus ces zones sont visibles. Celles-ci marquent un passage fréquenté par des milliers de voyageurs sur plusieurs mois, voire des années. Le sale sur le bord blanc du quai signale donc le lieu exact de l’ouverture des portes. Donc sur le quai, dans le métro, je me place toujours au centre de l’une de ces zones et je tends le doigt jusqu’à ce que la poignée de la porte du métro qui arrive rencontre mon doigt tendu. Je ne l’ai pas trouvé tout seul. Quelqu’un m’en a fait la démonstration, il l’avait appris d’un ami, qui lui-même le tenait d’un autre. A mon tour, je fais des disciples qui sans doute en feront de même ; la ruse se répand.
- Dans le trou de serrure de la porte de la chambre d’un ami qui habite encore chez ses parents, dans un trou fait par l’emplacement d’une vis maintenant disparue de la paroi gauche d’un vestiaire de la seule piscine où j’aime aller, dans une béance artisanale du mur des toilettes mixtes d’un camping de la Forêt Noire, ce même chewing-gum, durci par le temps, appliqué à la va-vite, des empreintes de doigts visibles, un colmatage toujours efficace.
- R. est myope depuis toujours, mais il ne porte jamais ses lunettes ; je ne sais pas s’il en a honte mais toujours est-il qu’on le voit toujours plisser les yeux.
- A. cachait tout ce qu’elle ne voulait pas manger derrière le frigo, car elle croyait qu’une grosse souris allait s’en occuper.
- Quand je dois me gratter le dos, je me frotte sur le bord d’une porte, d’un arbre, d’une fenêtre, du pied à photo.
- Quand sa mère lui demandait quelle quantité de purée il voulait, V. répondait : " j’en veux trop ".
- H. qui est maintenant professeur de lettre en France était un mordu de lecture. Malheureusement, avec son maigre budget d’étudiant, il ne pouvait s’offrir de livres c’est pourquoi il avait trouvé un stratagème aussi habile que frauduleux. Il s’était spécialement confectionné un manteau pour les dérober dans les librairies ; ce manteau avait des poches intérieures de plusieurs tailles, ce qui lui permettait d’y cacher des livres de poche (il avait trois ou quatre poches pour cela) comme des livres d’art (c’était l’unique grande poche, placée à l’arrière du manteau).
- A gauche le livre ouvert, dont je dois recopier une page. A droite, l’ordinateur où je vais taper le texte. Des deux yeux et des deux mains faire passer cet extrait de gauche à droite. Main gauche tenant le livre ouvert, main droite tapant le texte. Plus commode de taper des deux mains. Donc garder le livre ouvert tout seul. Ouvrir plus fort le livre, aplatir, mais au risque de casser le dos. Poser un agenda sur le volet gauche, le volet droit se redresse et le tout se referme. Poser un livre à plat sur les deux volets, mais le bas du texte sera masqué. Comprimer le bloc de pages de gauche avec une pince foldback, mais, trop léger, tiré par la partie droite, le tout se referme encore, donc alourdir le système par une paire de ciseaux engagée dans la pince, voilà, c’est si simple.
- Mon cousin, à neuf ans, pour ne pas manger vidait son assiette par la fenêtre de la cuisine du premier étage de l’immeuble. Il profitait du moment où son père se préparait à descendre à la droguerie pour liquider son repas par la fenêtre. Mon père qui vivait alors avec eux a vu l’arbre, juste sous la fenêtre, se décorer de spaghetti. Il n’a rien dit à mon oncle ; il a préféré en parler directement à mon cousin. Mais quelques jours plus tard c’est derrière le frigo qu’il a découvert à nouveau la ruse de l’enfant.
- Parce qu’il croyait que sa maman n’irait jamais regarder ici, J. cachait ses premières photos érotiques sous son matelas.
- C’était au collège. J’avais trouvé un habile stratagème pour que le professeur d’histoire ne m’appelle pas au tableau réciter ma leçon ; je me plaçais alors au premier rang pas tout à fait devant lui, mais assez près de son bureau pour qu’il me voit bien. Je sortais toutes mes affaires et je prenais des notes sur tout, je m’affairais avec une ardeur excessive ; mais surtout, à la moindre occasion, je levais la main. Peu importe que mes questions soient pertinentes. L’objectif était d’occuper cet espace sonore où l’on range les meilleurs élèves pour quitter le lot des victimes potentielles.
- On ne se rappelle jamais des anecdotes comme ça. On s’en souvient toujours en parlant d’autre chose. Celleci, c’est une photo qui l’a rappelée à c. Sur la photo : son mari. Debout, il porte une chemise blanche à rayures bleues. C. la lui avait achetée dans l’urgence, repensant subitement à son anniversaire. Mais elle n’a jamais été déballée, rangée dans le placard, toujours avec ses épingles et ses plis du magasin. Le Noel suivant C. n’a pas hésité longtemps : elle l’a emballée à nouveau dans un joli paquet cadeau et la lui a offerte innocemment. Au total elle lui en a fait cadeau trois ou quatre fois, d’après elle. Et comme en témoigne la photo, il avait fini par la mettre.
- R., petit, les cheveux gris et un air d’érudit, il tient une librairie. Il parle très peu, et laisse parfois flotter ses phrases, comme pour leur donner plus d’intensité, ce qui captive automatiquement son auditoire. Il a l’art de semer les silences, qui deviennent parfois très déstabilisants mais qu’il récupère toujours. En général, dans ces instants, les gens entrent dans une tension nerveuse qui lui donne un avantage incroyable, mais dont il n’abuse jamais. C’est un personnage que j’admire pour sa modestie et sa discrétion. Aussi ai-je été très surpris ce dimanche-là, quand je l’ai vu se préparer pour aller à je ne sais quelle brocante. Lui, toujours habillé d’un complet discret, toujours bien rasé, lui qui roulait jusque-là en Volvo et qui parlait très correctement, je l’ai vu paré d’un imperméable marron-clair dont les poches pendaient. Il avait une barbe de trois jours et portait des baskets ; le tout couronné d’une casquette Ricard. Et puis, l’air désinvolte, il est parti avec un sac Carrefour sur une mobylette. On aurait dit un autre homme, un vagabond. Mais ce n’est que plus tard que j’ai su, que j’ai compris que c’était une manoeuvre pour tromper les commerçants ; et ce déguisement miteux un accessoire redoutable pour marchander. Pour lui c’était un jeu.
J’ai aussi appris qu’il n’avait jamais payé la redevance télé depuis 20 ans. Aujourd’hui il continue à déjouer le fisc. - En se réfugiant dans un coin de la classe, H. a réussi à repousser l’attaque de tout un groupe de mauvais camarades.
- Cette histoire a lieu en Tunisie. Elle m’a été rapportée par P. pendant un de ses passages en France. Son père était un ingénieur agronome français installé à Tunis avec sa femme. Pendant la guerre, sous l’occupation allemande, ses voisins et quelques amis plus ou moins engagés dans la résistance lui reprochaient, sa femme y compris, de rester passif et de ne pas prendre parti. A la libération, les résistants devenaient des fiertés nationales. Lors d’une réunion où P. était présent, on félicita ses voisins et amis pour leur engagement. Puis au moment de nommer et remercier l’homme qui avait dirigé l’un des réseaux de résistance de la région, à la stupéfaction de tous les proches, de P. et de sa mère, on se tourna vers son père. Le petit fonctionnaire pâle et consciencieux, c’était lui le grand homme.
- Pour jouer à tout prix au ping-pong à l’école, nous improvisions des tables de jeu avec des planches de tailles variables que l’on équilibrait sur des tables de hauteurs différentes. L’agencement formait ainsi une installation fragile et incertaine dont les vides et les failles devenaient autant de défis supplémentaires pour les joueurs.
- Menues concessions dans un petit appartement. Ma nièce ne vient pas souvent nous rendre visite. Quand c’est le cas tout tourne autour d’elle, de sorte que c’est la pièce centrale qui lui est réservée lorsqu’elle fait sa sieste. Un temps figé, où aucun bruit n’est toléré dans l’appartement. Il s’ensuit un manège aussi bienveillant que contraignant. Le téléphone doit être débranché, et si je dois le rebrancher, je prends force précautions : je l’installe un peu plus loin du salon, j’installe un coussin dessus que je scotche par les deux bords pour étouffer le son, je cours à la moindre sonnerie, et quand je parle, je chuchote.
- Il me sert du café. Comme le bol est brûlant, il le pose sans réfléchir sur le creux d’un gros rouleau de scotch où il est parfaitement calé. Depuis, chez lui, pour ne pas se brûler les doigts, on boit le café dans un bol calé dans un rouleau de scotch.
- X. voulait jouer de la guitare mais les parents n’avaient pas les moyens de lui en offrir une. C’est pourquoi X. s’est mis à fabriquer des guitares avec tout ce qui lui tombait sous la main : des boîtes de gouache, un manche de bois et du fil de nylon pour les cordes ; des boîtes de conserve avec un stylo en guise de manche et des cordes en élastique ; des caisses de vin en bois, un manche à balai. Il avait ainsi acquis la maîtrise d’un maître luthier et arrivait à jouer le début de "GreenSleeves". ça a duré un an. De guerre lasse, ses parents ont fini par lui en acheter une.
- A n’importe quelle occasion, j’écris sur ma main. Elle est tantôt devenue un deuxième agenda, un répertoire, ou un pense-bête, toujours disponible dans les cas d’urgence.
- M. a fait des graffitis pendant une période. Son dernier exploit a été le toit d’un immeuble, seulement c’était assez risqué (la gendarmerie était à deux rues de là) ; il devait alors trouver une manière habile d’y arriver. Sa technique a été la suivante : habillé en bleu de travail, il transportait des seaux de peinture blanche avec des rouleaux et, plus discrètement, les bombes de peinture. Il l’a fait un dimanche en plein après-midi avec un ami qui le prévenait de l’arrivée des gendarmes ; quand ils venaient à passer, il faisait mine de recouvrir le graffiti qu’il avait commencé. Une fois, un gendarme l’a même félicité. Il ne l’a jamais refait par la suite.
- Les sacs plastiques trouvent, en hiver, un usage écologique ; les gens les utilisent pour protéger les plantes du froid et créer ainsi des petites serres domestiques sur les balcons de la ville.
- Dans un coin du bureau de mon père, à gauche en entrant, attendent depuis longtemps des imprimés à ranger rapidement. Des livres de poche, des contes d’Andersen, de Perrault, des frères Grimm, des contes d’Afrique du Nord ; des revues, des plaquettes d’agences de voyage (cette croisière en Egypte dont il rêve) ; des bulletins des Editions Gallimard, du Seuil, du Cerf, d’Albin Michel où il aimerait revenir pour en tirer des idées de lecture. En gros, un coin de documentation, prélude à la bibliothèque, d’où il tirera plaisir en forme de lecture, ou plutôt en forme d’idéesde- lecture-pour-bientôt. Du rangement provisoire pour investissement à long terme. Chaque jour en entrant dans son bureau, il baisse les yeux vers ce coin, où l’urgence du rangement se bat avec l’attente d’un choix-à-faire-pas-encore-mûr.
- Au désordre des livres sur le bureau, des vêtements sales dans la chambre, ou des idées dans sa tête, L. répond par entassement : la politique du tas simplifie bien des problèmes !
- E. dissimulait son antisèche dans un lieu de haute sécurité et de grande discrétion ; un collant, une jupe longueur genoux, un bout de papier, et ce même bout de papier sous le collant, sous la jupe. Elle n’hésitait pas à dénoncer ou à crier au scandale si quiconque voulait s’en approcher.
- En hiver L. met des draps sous la porte de sa chambre pour que l’air ne passe pas. Hier soir elle l’a encore fait.
- Quand je lave le sol de la salle de bain et que je dois y repasser, je marche sur le bord des chaussures et parfois sur le rebord des plinthes des murs pour ne pas laisser de traces.
- Au collège, H. trichait régulièrement pendant les contrôles de Math. Il est très vite devenu un spécialiste en la matière. Il avait même trouvé un moyen pour que ses manoeuvres malhonnêtes profitent à tous ses camarades : avant que le professeur n’arrive dans la salle de cours, il écrivait légèrement sur le tableau les formules de mathématiques à la craie, puis il les effaçait délicatement avec un chiffon jusqu’au seuil de leur lisibilité.
- Il faut absolument aérer mon appartement. J’ouvre la petite fenêtre de la cuisine ainsi que celle des toilettes. Problème : la fenêtre des toilettes n’arrête pas de se refermer. Solution : je place un rouleau vide de papier toilette dans l’embrasure. Problème : c’est maintenant la porte des toilettes qui se montre peu aidante. Solution : glisser un autre rouleau de papier toilette vide sous la porte. Résultat excellent. En toute circonstance, la cale fait des miracles.